Elle avait 19 ans, le 23 janvier 1943, lors de la rafle du Vieux-Port à Marseille.
Aujourd’hui, à 85 ans, Ida Palombo témoigne devant nos lycéens des classes de 1L et 1S1. Le silence est total dans le CDI, les visages tendus : devant eux, Mme Palombo évoque l’arrestation de son père, dans leur appartement du Panier, le 23 janvier 1943. Ce sont des policiers français qui montent, qui arrachent la famille au sommeil, qui jettent le père dans l’escalier en ordonnant aux femmes d’habiller les cinq enfants. Les élèves imaginent sans peine les petits jetés dans l’angoisse, les bottines à lacer, les vestes à boutonner, mais c’est trop long pour les policiers affairés, finalement ils n’emmènent que le père, que l’on ne reverra jamais. Bien plus tard, Ida apprendra que tous ceux qui sont partis cette nuit-là, ont été gazés.
C’est elle qui va à l’Evêché pour essayer de faire sortir son père, en vain. Alors elle rentre chez elle, réconforte sa mère épouvantée … Des hauts parleurs hurlent dans la rue qu’il faut quitter les maisons, qu’ils ont jusqu’à 10h pour partir, après ils feront sauter le Vieux Port !
La famille se précipite alors aux Camoins où ils ont une petite maison de vacances.
Ida sera arrêtée le 9 mai 1944 par 4 jeunes miliciens français. Sa famille a été « vendue » avec 39 autres personnes. Dans la maison des Camoins, c’est l’horreur. Avec Ida, il y a sa mère, ses 2 petits frères, sa tante, un cousin et sa femme Estelle qui vient d’accoucher, leurs deux enfants (2 ans et demi et 10 jours).
Tous les gens arrêtés sont enfermés dans des wagons à bestiaux, 60 à 80 personnes entassées dans ces wagons avec une tinette au milieu. Un croûton de pain par jour, pas d’eau, pas d’air, parfois l’un d’entre eux qui meurt et personne pour l’enlever du milieu
Et le train s’arrête. « La porte du wagon s’est ouverte et nous avons vu des hommes habillés en vêtements rayés qui hurlaient et des SS avec des fouets et des chiens. On ne comprenait rien. Ils nous criaient des choses en allemand mais moi je n’avais jamais appris cette langue ! Finalement on a compris qu’il fallait donner les enfants aux personnes âgées. On a pensé qu’il devait y avoir un camp familial et que nos mères et les enfants allaient là-bas.
Puis on nous mena dans un bâtiment, on nous ordonna de nous mettre nues, d’ôter nos bijoux, si nous en avions et ce fut la douche. Après on nous a rasées et tatouées. »
Ida remonte sa manche et montre son tatouage aux élèves médusés. Tous imaginent aisément la scène décrite.
« Et puis Estelle a retrouvé sa sœur Sara qui était là depuis un mois déjà. Elle a dit que ses enfants étaient partis au « camp familial » avec sa belle-mère mais Sara a eu un rire bizarre : « au camp familial ? Il n’y a aucun camp familial, regarde par la fenêtre, tu vois cette fumée, là ? Ils sont en train de brûler, voilà où ils sont ! Estelle s’est mise à hurler comme une bête, nous étions toutes pétrifiées d’horreur. C’est vrai que Sara, elle, était habituée à tout ça, depuis un mois qu’elle était là, mais tout le monde lui en a voulu d’avoir dit ça ! »
Ida se lève et s’adresse aux élèves : « bien plus tard, j’ai lu les noms de tous ces enfants qui avaient été déportés et gazés. A Fuveau, il y en avait un seul. Et bien jusqu’à mon dernier souffle, je ne pourrai pas supporter cette idée-là, que des Allemands ou des Français, des FRANÇAIS, sont allés jusqu’à ce village pour prendre une petite fille de 4 ans, pour la déporter et la brûler à Auschwitz ! Elle s’appelait Marlène ! N’oubliez jamais ça mes enfants »
Elle continue à raconter, par bribes, par petites phrases incisives, nettes, encourageant les élèves à lui poser des questions, même gênantes : « Vous savez, je n’avais plus mes règles ! dès mon arrivée au camp, tout s’est arrêté ! Tant mieux d’ailleurs, car comment j’aurais fait pour me protéger, me laver ??? »
A un autre moment, elle raconte qu’il fallait absolument avoir l’air d’être en bonne santé, sinon c’était la douche, et donc le gaz.
Alors elle avait troqué un bout de pain contre une betterave. Elle passait cette betterave sur ses joues et ses lèvres et elle avait l’air en forme, ça pouvait passer ! Depuis, elle avait toujours une betterave dans son frigidaire.
Monsieur Barbout qui l’accompagne, rit : « Dans ton frigidaire ? Il y a de quoi faire manger 20 personnes au moins alors que vous n’êtes que deux ! L’autre jour, ce n’est pas deux soles que tu as achetées, c’est 10 !
- Ah, que veux-tu, depuis ce camp, j’ai toujours eu peur de manquer. La faim, on ne s’en guérit jamais je crois ! »
Elle raconte sa vie au camp de Birkenau en insistant beaucoup sur Birkenau, « le vrai camp, immense. Surtout, les enfants, vous qui allez à Auschwitz bientôt, demandez à monter dans le mirador pour voir l’ampleur de ce camp. On n’imagine pas comme c’est grand ! »
Au bout de deux heures, les élèves commencent à poser quelques questions :
Ø Comment êtes-vous partie du camp ?
« J’avais été envoyée travailler dans une usine et soudain, on a entendu des avions qui passaient au-dessus de nous, des bruits d’explosion, vous savez, c’était la débacle, les Allemands commençaient à fuir. Avec Sara, on a ouvert une porte, il n’y avait personne. Devant nous, on voyait un immense champ de pommes de terre. Vite, il faut se sauver … On a commencé à courir dans ce champ, on se tordait les pieds mais on courait, on courait, et puis on a vu des soldats. Il faut se cacher, m’a dit Sara, et puis on les a entendus parler : ils parlaient en Français ! On s’est approché pour leur demander du pain, quelque chose pour manger avec le pot de graisse que nous avions récupéré je ne sais plus où. Non, non, ne mangez pas ça, vous allez mourir si vous mangez ça ! Ils ont vu que nous étions françaises et ils nous ont portées, on étaient si faibles, si terrifiées … Ils nous ont sauvées vous savez, grâce à eux, nous avons pu manger … »
Ø Qu’avez-vous fait en rentrant ?
« Après nous sommes arrivées à Paris. Mais là, De Gaulle n’avait rien prévu pour les gens qui revenaient des camps. On nous a donné 800 Frs et on nous a renvoyées à Marseille.
Là, il a fallu faire la queue pour refaire des papiers, obtenir un logement. On nous a donné 6 mouchoirs (pour pleurer ? ai-je demandé !), des boites de corned beef et 750 Frs mais comme on ne pouvait pas rendre les 800 Frs « donnés pour rien à Paris » on a été menacées de saisie judiciaire ! On avait touché trop ! »
Puis Ida Palombo et son ami Monsieur Barbout se sont apprêtés à partir. Ils ont encore insisté auprès des élèves : « Surtout, n’oubliez jamais ce qui s’est passé là. C’est important. Il faut que vous soyiez vigilants et surtout TOLERANTS : juifs, musulmans, chrétiens, athées, handicapés, homosexuels, … nous sommes tous pareils vous savez, personne n’est mieux qu’un autre ! »